Jean-Pierre Faigaux fils et son Journal
Extrait tiré de: Vivre a malleray au XIXe siècle
Jean-Pierre Faigaux fils est né le 11 janvier 1777 au Locle, où il passa toute son enfance1. Il était l’aîné des enfants du premier lit de Jean-Pierre Faigaux père. A la mort de sa mère Judith-Marie, née Perret-Gentil, il revint avec sa famille à Malleray où il épousa Anne-Marguerite Blanchard en 1797. A cette occasion, les jeunes époux reçurent «de succession paternelle et maternelle» un domaine qui pendant longtemps leur fournit l’essentiel de leurs ressources2. Jean-Pierre Faigaux fils était donc avant tout un paysan et il le resta jusqu’à sa mort. Mais il ne pouvait subvenir aux besoins de sa famille avec sa seule production agricole. Il multipliait donc les travaux annexes pour compenser le déficit du budget familial. Aussi était-il également un peu horloger, facteur, écrivain public, postillon, régent (maître d’école) d’occasion avant d’être engagé comme voyer des routes (cantonnier) en mars 1816. Dès lors, il partagea son temps entre les travaux des champs et l’entretien des routes sur le territoire des communes du bas de la vallée de Tavannes.
Malgré ce salaire d’appoint, tout laisse à croire que la famille de Jean-Pierre ait eu de la peine à « nouer les deux bouts » avec cinq, puis six enfants à nourrir. L’aîné, Auguste, n’avait que 14 ans en 1812 et Philippine, alors la cadette, 3. Dans les années 1816-1817, la période du « cher temps », des inondations et de la fièvre des Autrichiens, même si cette famille ne fut jamais à la charge de la commune ni réduite à la soupe économique des pauvres, elle eut néanmoins recours à l’aide fournie par le gouvernement bernois qui vendit du pain à des prix inférieurs3 à ceux du marché et qui fournit des pommes de terre pour replanter au printemps 18174. Jean-Pierre Faigaux fils est décédé à Malleray le 6 mai 18345 après plus de sept semaines de douleurs et une longue maladie6.
Le Journal de Jean-Pierre Faigaux fils, tel qu’il nous est parvenu, se compose de huit cahiers de feuilles découpées et grossièrement reliées par des fils. En possession de la famille de Daniel Graf, à Bienne, dans les années 1980, le manuscrit y est parvenu par l’intermédiaire d’une des filles d’Auguste Faigaux, Elmire, qui avait épousé un Graf.
Le Journal de Faigaux fils commence le 17 août 1812 et se termine le 25 novembre 1818. Durant plus de six ans, son auteur y nota très régulièrement et très scrupuleusement le détail du travail, des achats, des dépenses ou des gains de la journée. Faigaux apparaît dans ses écrits tel que l’a décrit son arrière petit-fils Auguste Faigaux en 1913: «grand travailleur, dur pour lui-même et pour les autres7». A cela, on pourrait encore ajouter, considérant la minutie avec laquelle Faigaux tient le compte de ses emprunts et de ses remboursements: «scrupuleusement honnête».
En effet, Faigaux ne nous parle de lui-même que par son travail, ses achats, dépenses ou ventes de la journée et il n’évoque les autres (son épouse, ses enfants, la communauté) que dans la mesure où ils ont partagé avec lui un travail, parce qu’ils ont occasionné des dépenses ou permis quelques gains. Ainsi, nous apprenons que ses enfants ont été malades parce qu’il est allé acheter une chopine de vin chez son frère et du miel chez Isaac Bueche8. De même, autre exemple, on est frappé de constater que Faigaux n’accorde pas plus de place pour annoncer la naissance de sa dernière-née, Marianne, (le 19.6.14: «à 4 heures du matin, Anne-Marguerite est heureusement accouchée d’une fille») que pour nous faire part de la mise bas d’un veau (le 30.1.19: «notre vache a fait son veau ce matin et elle s’est très bien conduite…»). Seul l’adverbe « heureusement » qui peut éventuellement traduire un sentiment de soulagement, voire de bonheur, fait varier les deux énoncés.
Cette absence d’expression des sentiments et cet apparent désintérêt aux autres en-dehors du travail peuvent néanmoins s’expliquer par la nature même et la fonction du journal de Faigaux qui, comme celui de son fils Julien, est avant tout un livre de comptes. Mais ce qui distingue essentiellement ces deux « auteurs », outre les époques et les durées différentes de leurs écrits, et qui en même temps fait la valeur du journal de Jean-Pierre Faigaux fils, c’est que ce dernier nous renseigne sur tout ce qui est mesurable et comptabilisable d’une manière ou d’une autre: non seulement l’argent et les récoltes comme chez son fils, mais aussi et le plus souvent, les champs labourés ou semés, les chars de fumier transportés, les prés fauchés, le bois scié, les gerbes de blé ou de bage battues, etc., en une journée ou en une demi-journée.
Aussi, la relation que Faigaux fait d’une journée n’est jamais autre chose qu’une énumération, un décompte, un bilan des travaux effectués par lui-même, très rarement par des tiers, qui, grammaticalement, prend la forme d’une juxtaposition de propositions indépendantes très courtes au vocabulaire simple et restreint (très peu d’adjectifs, d’adverbes) et à l’orthographe hésitante. Autre élément important à mentionner à propos de Jean-Pierre Faigaux fils, à notre avis caractéristique non seulement de la fonction de son journal mais peut-être aussi du caractère de son auteur et de sa situation sociale: il n’écrit pratiquement jamais le dimanche si ce n’est pour nous dire… qu’il a travaillé.
Le Journal de Jean-Pierre Faigaux fils, malgré ou à cause de sa sécheresse qui le rend néanmoins difficile à lire, n’est pas sans intérêt. Il mériterait de faire l’objet d’une étude quantitative globale et systématique, à laquelle il se prête admirablement en raison de sa nature de « livre de comptes » ou de « livre de travail ».
1 Etat civil du Locle, dont le registre précise qu’il fut baptisé le 19 janvier et que Jean-Pierre eut pour parrain Jacob Perret-Jeanneret fils et comme marraine Julianne fille du Sieur Capitaine Pierre Jeanneret-Gris.
2 Fonds Martial Faigaux, Chambésy (GE), no 17: « partage entre la veuve et les héritiers de défunt Jean-Pierre Faigaux (fils) », 2 jan. 1835.
3 J.-P. Faigaux fils, Journal, 14 3.6.17: «J’ai été chercher 2 livres de pain à Bévilard à 10 crutz la livre, de celui que le gouvernement fourni».
4 J.-P. Faigaux fils, Journal, le 2.5.17: «Anne-Marguerite a été (sic) chez les filles J. J. Blanchard pour couper et mettre en morceaux les pommes de terre que l’on nous a cordées pour replanter».
5 Registre des bourgeois de Malleray, p. 22.
6 Lettres de Frédéric-Louis Faigaux du 30 janvier 1834 et du 7 may 1834 à Ulysse Perret, négociant à La Chaux-de-Fonds, la seconde à remettre à la Conseillère Perret, veuve de Moyse, Aux Arbres à La Chaux-de-Fonds, anonçant la grave maladie de Jean-Pierre et son décès. Musée historique de La Chaux-de-Fonds, n° 1339 et 1346. Documents signalés en février 1982 à C. Gigandet.
7 Lettre de Auguste Faigaux au Dr Sautebin, 9 juillet 1913, AAEB, fonds A. Rais. Le Dr Sautebin ayant confondu les deux Jean-Pierre (bien que les calculs auxquels il se livre sur la lettre d’Auguste Faigaux prouvent que Sautebin s’était rendu compte que les dates de vie et de mort fournies par son correspondant ne correspondaient pas aux indications du journal de J.-P. Faigaux père, et bien que cela lui ait été confirmé dans une seconde lettre d’Auguste Faigaux) a simplement retranscrit ce que Auguste F. lui disait sur Jean-Pierre Faigaux fils dans son introduction à l’édition du livre quatre du journal de Jean-Pierre Faigaux père.
8 J.-P. Faigaux fils, Journal, le 22.12.15.