Football féminin en Suisse: pionnières à La Chaux-de-Fonds1


À La Chaux-de-Fonds, il existait depuis 1964 une équipe féminine, la première à onze joueuses attestée en Suisse de manière pérenne. Elle avait été constituée au sein de la coopérative Migros, pratiquement au même moment qu’était créé le FC Goitschel à Murgenthal, en Argovie, mais dont la formation ne comptait que six coéquipières. À défaut d’adversaires du même sexe, les dames de la Migros affrontèrent deux ans de suite leurs collègues masculins, dans le cadre du championnat d’entreprises organisé par l’Association des clubs de football amateurs (ACFA). En 1964, la partie se déroula le 24 juin sur le terrain du Patinage «devant un nombreux public». Disputé dans un esprit de «belle camaraderie» et même de «galanterie», le match fut remporté 5 à 4 par les dames. Les hommes avaient succombé davantage «devant le charme de leurs adversaires que devant leurs qualités techniques» estimait le journaliste de L’Impartial avec un brin d’ironie et une certaine condescendance. Mais il considérait aussi que le résultat comptait peu. Il soulignait surtout que le public avait pris «grand plaisir» à suivre la rencontre, disputée «dans un bel esprit». Sa conclusion était que la partie avait représenté «pour les deux équipes un réel délassement après le “turbin”» et que c’était là «le principal».

Cette rencontre est d’autant plus remarquable qu’en janvier 1965, la Fédération internationale de football (FIFA) recommandait encore à ses membres de rester «sur une prudente réserve» concernant la pratique de ce sport par les femmes. Elle les invitait même à ne pas encourager le développement du football féminin «pour le moment». L’Association suisse (ASF) refusa ainsi la demande du FC Goitschel de mettre sur pied un championnat féminin ou de laisser son équipe évoluer dans la catégorie junior. On proposa seulement comme alternative à ses membres de suivre des cours d’arbitrage, ce qu’elles acceptèrent. Mais, en raison d’une grave pénurie d’arbitres, l’ASF faisait de la sorte davantage preuve d’opportunisme que d’esprit d’ouverture à l’égard des femmes.

Malgré ces signaux négatifs, l’expérience du football féminin se poursuivit à La Chaux-de-Fonds en juin de cette année-là, toujours au sein de l’ACFA. Une nouveauté rehaussa même l’attractivité du match, disputé à nouveau entre les employé(e)s des deux sexes de la Migros le 24(?) juin 1965. Léo Eichmann, gardien du FC La Chaux-de-Fonds (alors une des meilleures équipes du championnat helvétique de ligue A) et également portier de l’équipe nationale suisse, officia comme arbitre. La rencontre, remportée 8 à 3 par l’équipe féminine semble avoir cependant tourné un peu à la plaisanterie, voire à la farce. Les spectateurs, bien qu’ayant «applaudi à tout rompre la performances de ces dames» ne se sont pas privés non plus «de rire à gorge déployée des multiples exploits de la ligne d’attaque féminine et de ceux de l’arbitre». Leo Eichmann aurait ainsi non seulement sanctionné «avec bonheur» les fautes des hommes mais même expulsé l’un d’un pour s’être «maladroitement et coupablement laissé “faucher” par une innocente adepte du ballon rond de l’équipe adverse».
Malgré la participation de Léo Eichmann, cette seconde rencontre d’une équipe féminine à onze joueuses n’eut pas plus d’écho en Suisse que la première. Une affaire allait toutefois éclater quelques mois plus tard et forcer l’ASF à prendre position sur la capacité des (jeunes) femmes à pratiquer ce sport. Madeleine Boll, de Granges (VS), avait obtenu «par erreur» une licence, en raison d’un défaut de programmation d’un ordinateur…! La jeune fille de 12 ans, qui pratiquait le football depuis son plus jeune âge et y consacrait tous ses loisirs, avait ainsi pu jouer avec les juniors C2 du FC Sion. Sa participation à un match d’ouverture d’une rencontre internationale l’avait fait connaître dans le monde entier, non seulement en raison de son genre mais aussi par ses qualités techniques. L’ASF avait alors annulé sa qualification, sous prétexte que «Le règlement de jeu n’a été fait que pour des joueurs de sexe masculin» et que «la pratique du football pourrait être préjudiciable à la santé de l’intéressée».
Aucune équipe de la Migros ne semble avoir participé au championnat de l’ACFA en 1966, qui fut aussi l’année du championnat du monde en Angleterre pour lequel la Suisse s’était qualifiée. Léo Eichmann y fut déchu de son poste au sein de l’équipe nationale pour être rentré en retard après une sortie en ville de Sheffield à la veille de la rencontre Allemagne-Suisse, perdue 5 à 0! Quant à Madeleine Boll, elle put continuer à pratiquer son sport favori d’abord à Lausanne au sein d’une équipe d’écoliers, puis à La Chaux-de-fonds et ailleurs en intégrant l’équipe féminine de la Migros qu’elle vint renforcer dès 1967. Les employées du magasin rencontrèrent en effet à plusieurs reprises les serveuses du Bar à café “Chez Léo” (Eichmann) dont l’établissement avait été ouvert en 1964 à la rue de la Serre. Elles remportèrent 4 à 2 un premier match qui se déroula devant 1200 spectateurs (2000 suivant La Sentinelle) le 7 juin 1967 au stade de l’Étoile Sporting aux Éplatures. La partie, disputée entre «vingt-deux jeunes et jolies sportives» avait été annoncée sur un mode qui se voulait humoristique. On promettait d’y retrouver le football tel qu’il ne devrait «jamais cesser d’être: un charmant ballet aérien, fait de grâce et d’agilité, exempt de la dureté et de la maladresse foncièrement masculines, riche en exploits techniques de tous genres». Mais on signalait aussi ironiquement l’entraînement «sévère» et la sélection «impitoyable» auxquels les joueuses, qui étaient toutes citées, avaient été soumises préalablement.

Le compte-rendu du match de L’Impartial est de la même veine sarcastique que la présentation de la rencontre. Plus factuel, celui de La Sentinelle relève surtout le succès d’audience de la manifestation et son aspect divertissant pour le public au point qu’il fallut prolonger de 10 minutes la deuxième période…! Mais il souligne aussi quelques actions remarquables, notamment le but de Madeleine Boll «qui ouvrit la marque à la suite d’une balle reprise de volée» et l’égalisation de Josiane Conscience «d’un shoot-éclair pris à vingt mètres». Il se termine en affirmant que «tout le monde avait le sourire» à l’issue du match et qu’on attendait la revanche. Quant à la Feuille d’avis de Neuchâtel (FAN), elle souligne aussi la présence de Josiane Conscience, «skieuse chaux-de-fonnière internationale», parmi les joueuses et publie un interview de Madelein Boll.

Les deux équipes s’affrontèrent à nouveau l’année suivante à deux reprises, la première le 12 juin sur le terrain de Floria-Olympic à la Charrière pour se disputer le challenge des autocars Giger. Cette fois, l’ironie était pratiquement absente des annonces du match, organisé par «les dirigeants des clubs et ceux de l’ACFA». Plus de 2000 spectateurs suivirent cette rencontre, dirigée par Gilbert Droz, arbitre international de Marin. Les dames de la Migros, annoncées avec six nouvelles joueuses et toujours avec l’aide de Madeleine Boll comme capitaine, remportèrent à nouveau la partie sur le même score que l’année précédente. Les buts furent marqués par Mauerhofer (2) Chapatte et Boll. Josiane Conscience se mit aussi en évidence du côté de l’équipe du Bar à Léo, dont la composition de l’équipe était restée secrète avant la rencontre et où de nouvelles êtes apparurent également. De ce côté-là, les buts furent inscrits par Lopez et Wichy. Parmi les spectateurs, les hommes suivirent «cette rencontre avec un certain sourire», notamment en considérant certains «“ratés” magistraux» et quelques «scènes comiques qui donnèrent tout son attrait à cette rencontre». Quant aux dames présentes, elles eurent «parfois un regard qui en disait long devant les prouesses réalisées par les deux formations».

Les mêmes équipes se rencontrèrent une seconde fois cette année-là, le 4 août, à l’occasion de l’inauguration du nouveau terrain de football de Granges (VS), aménagé par Jean Boll, entrepreneur-paysagiste et père de Madeleine. Il s’agissait de la première rencontre féminine disputée en Valais. L’équipe de la Migros, toute de jaune vêtue, l’emporta nettement 10 à 4, surtout grâce à sa vedette valaisanne, qui rejoignit le «FC Léo» après la pause pour éviter que le score ne prenne «des proportions inquiétantes». Les journalistes ne tarissent pas d’éloge sur la jeune fille qui «possède une technique et un sens du football digne d’un garçon doué» d’après le Journal de Sierre. Le confédéré, lui, relève que si la technique fait défaut chez bon nombre de joueuses, elles ne manquent en revanche ni de grâce ni de «rouerie». Il souligne surtout la performance de Madeleine Boll «dont les tirs fulgurants n’ont laissé aucune chance au gardien adverse» et dont les passes constituent «un modèle du genre». Le journaliste conclut en écrivant qu’en la voyant évoluer «on en vient à souhaiter l’organisation d’un championnat de football féminin» en Suisse, à l’exemple de celui qui était en cours en Italie depuis le mois de juin.

Il ne croyait pas si bien dire car ce match eut des répercutions immédiates en Valais et en Suisse romande. Au début de 1969, on annonçait en effet la création prochaine d’une équipe féminine à Sion qui, avec celles de Boudry, d’Yverdon et de Migros-La-Chaux-de-Fonds, participa au premier et unique championnat féminin romand.
Cyrille Gigandet
- Cet article a été publié dans une version raccourcie et réduite dans Le Quotidien jurassien, du 26 juillet 2025, p. 18. ↩︎