Au moulin de Malleray: approche documentaire et analyse économique d’une usine hydraulique sous l’Ancien Régime
Article publié en 1983 par la Société jurassienne d’Emulation sous le titre « Les Lettres de fief du moulin de Malleray » dans La Mémoire du peuple, volume III du Panorama jurassien, pp. 210-221. Édition électronique revue, corrigée et complétée par l’auteur en 2022 avec une nouvelle mise en page et des illustrations supplémentaires.
La version originale peut être consultée sous: Les lettres de fief du moulin du moulin de Malleray
par Cyrille Gigandet
Introduction
Les archives de l’ancien évêché de Bâle (AAEB) à Porrentruy conservent, parmi les documents qui constituent le « Fonds Blanchard » [1], une série de douze lettres de fief des XVIIe et XVIIIe siècles. Cet ensemble, assez exceptionnel, comprend quelques autres documents qui se révèlent particulièrement riches en informations sur le passé du village de Malleray et de la prévôté de Moutier-Grandval auquel il appartenait, ainsi que sur la principauté épiscopale de Bâle dont les deux faisaient partie sous l’Ancien Régime.
A Malleray, l’industrialisation progressive et l’arrivée du chemin de fer ont bouleversé le cadre et le mode de vie, centré sur l’agriculture et l’élevage jusqu’à la fin du XIXe siècle et même au-delà du XXe pour quelques familles. Ces lettres de fief nous révèlent l’existence d’un moulin aujourd’hui disparu et nous incitent à redécouvrir la physionomie du Malleray d’autrefois. Elles nous invitent également à comprendre l’importance économique de ce qu’on appelait aussi une “usine” (hydraulique) pour une communauté paysanne, chrétienne et réformée, pour laquelle le pain, symbole de l’eucharistie, représentait plus que la base essentielle de l’alimentation.
L’ancien district bernois de Moutier, distrait de ses villages catholiques lors des plébiscites jurassiens de 1974-1975, correspond approximativement à ce qu’on appelait, sous l’Ancien Régime, la Prévôté sur les Roches. Depuis 1486, cette région est combourgeoise de Berne qui y soutiendra la Réforme et y implantera la foi protestante d’obédience calviniste. Malgré ces liens étroits, civils et militaires puis confessionnels, Blarer de Wartensee, prince d’Empire et évêque de Bâle, réussira à renforcer ses droits dans cette partie réformée et “suisse” de ses Etats. Les lettres de fief du moulin de Malleray en sont la confirmation. De même, pour l’ensemble de ce qu’on appelle aussi aujourd’hui l’ancien évêché de Bâle, ces documents témoigne du processus de concentration des pouvoirs qui se manifeste dans la principauté épiscopale, comme dans l’ensemble du corps germanique, depuis la fin du XVIe siècle. Le phénomène ira en s’amplifiant jusqu’à la Révolution et la réunion de cette région à la France en 1793-1798, puis au canton de Berne en 1815.
Contenu et forme des lettres de fief
Ces documents, rédigés pour la plupart sur parchemin, ne manquent pas d’impressionner tant par les sceaux, signatures et autres insignes du pouvoir qui les ornent, que par la calligraphie des textes. Ils nous apprennent que les princes-évêques de Bâle ont, depuis 1652 (date la plus ancienne de ces lettres), remis en fief transmissible aux héritiers mâles de la famille Blanchard la jouissance du cours d’eau, du moulin et de la ribe de Malleray. Cette concession (ou ce « prêt » selon le terme même du texte) leur était accordée, sous certaines conditions et défenses, moyennant paiement de vingt sols et de dix-huit penaux de froment par an au receveur de Delémont [2].
D’abord, les « retenans » ne pouvaient « engager, vendre, charger, hypothéquer, obliger ou aliener » leur fief sans permission expresse. Ensuite, ils devaient payer vingt sols de reprise en cas de décès soit du prince-évêque, soit de celui qui, parmi les Blanchard bénéficiaires, était considéré comme le « porteur du fief ». Enfin, ils avaient l’obligation de maintenir leur fief « en bon et dehu estat sans le laisser amoindrir ». L’acte stipulait en outre, au cas où les « retenans » contreviendraient en tout ou en partie à ces conditions, que le souverain concessionnaire du fief ou son successeur pouvait le leur retirer sans dédommagement.
Dans l’ensemble, le contenu et la forme de ces lettres de fief ne varient absolument pas. Un spécialiste y reconnaîtrait du reste aisément la formule établie pour ce genre d’acte d’inféodation par Jacques Rebstock (†1597), chancelier de Christophe Blarer de Wartensee de 1562 à 1584. Ce modèle sera utilisé jusqu’en 1775 pour la rédaction des lettres de fief du moulin de Malleray. Par conséquent, leur contenu ne varie guère jusque là, abstraction faite des noms des concessionnaires et bénéficiaires successifs, des dates, des sceaux et des signatures.
En revanche, la lettre de fief de 1775 accordée par Frédéric de Wangen laisse apparaître les grands changements intervenus dans l’administration de la principauté épiscopale en cette fin de siècle.
Sur le plan de la forme déjà, on constate que la lettre de fief n’est plus rédigée sur parchemin, mais sur un cahier in-quarto, parcheminé et cartonné, portant en titre : « Malleray. Premier et Seul Fief à Cours d’eau consistant en Moulin, Ribbe et appartenances audit lieu. ». Pour ce qui est du contenu, si les clauses et les termes du texte de Rebstock sont maintenus, il faut toutefois relever qu’on a surtout pris soin de préciser la nature du fief et les droits et devoirs respectifs du prince-évêque, des meuniers Blanchard et – nouveauté plus étonnante encore – de la communauté de Malleray.
Cette lettre d’investiture nous permet de situer l’emplacement exact du moulin, ainsi que de mesurer toute l’utilité de l’“usine”, ses fonctions et les servitudes qu’elle impliquait pour une communauté paysanne.
Auparavant, il convient d’insister sur le fait que le moulin de Malleray et les lettres d’inféodation qui s’y rapportent constituent un exemple unique dans la principauté de Bâle, non en raison de la nature du fief (un cours d’eau et une usine hydraulique), mais bien parce que le moulin de Malleray paraît avoir été le seul fief à cours d’eau relevant directement et entièrement de la juridiction du prince-évêque de Bâle.
Situation du moulin
La lettre de fief de 1775 situe le moulin de Malleray « dans les clos et prés entre les deux parties du village, deça et dela rivière de la Birse ». Elle décrit plus précisément son emplacement entre les « clos et vergers du Gourbache », le « clos de la Motte », les « Prés Ronds » et le « pré Saint-Georges ». L’usine y occupait une surface totale de vingt perches trois pieds carrés, y compris un petit clos féodal « joignant du côté de minuit de la maison du moulin ». [3]
La reconstitution du moulin dessiné par Charles Frey, ainsi que le plan de 1805 du village de Malleray permettent de se faire une idée plus précise de l’apparence du moulin et de son environnement avant les transformations du XIXe siècle. On peut notamment observer que la Birse, avant la correction de son cours, traversait les Prés Ronds en longs méandres avant de se diviser en deux bras qui se rejoignaient à l’entrée ouest du village. Depuis le bras septentrional, on avait creusé un canal dont les eaux alimentaient les roues du moulin avant de rejoindre la Birse, peu au-dessous du confluent des deux bras de la rivière.
On apprend par ailleurs que le fief comprenait trois bâtiments. Le moulin proprement dit, qui avait été construit sur le bord occidental du canal, contenait « deux moulants ou fariniers ayant chacun leur roue particulière dont l’une sert, à l’alternative, à un égrugeoir ». La « ribe ayant sa roue particulière devers vent du même canal » se dressait sur le bord oriental du canal. Le bâtiment qui l’abritait servait également d’habitation aux meuniers. Enfin, entre moulin et ribe, se serrait la « maisonnette des rouages ».
Notre document renseigne aussi sur les cheminements empruntés par les habitants de Malleray pour se rendre au moulin. Ceux de la partie septentrionale suivaient un chemin tracé à travers le pré Saint-Georges, probablement désigné sous le numéro 77 sur le plan ci-dessous de Voisin. Ce terrain, qui appartenait à la cure de Bévilard, était situé au nord de la Birse, entre le moulin et les premières maisons du village. Ceux de la partie méridionale, eux, franchissaient un petit pont de bois « pour gens à pied ». Ce passage avait été aménagé au-dessous de l’endroit où les eaux du canal rejoignaient la Birse. Il permettait aux usagers de se rendre au moulin « par les Clos du Gourbache ».
De l’importance des banalités
Les princes-évêques de Bâle possédaient dans la prévôté de Moutier-Grandval, comme dans le reste de leurs Etats, des droits régaliens qui leur étaient concédés en fief par l’empereur du Saint-Empire au moment de leur investiture. Le droit sur les cours d’eau était une de ces régales, ou “regalia” en latin, littéralement les biens du roi (ou du prince). Elle autorisait naturellement à pêcher du poisson et surtout à utiliser librement la force de l’eau, par exemple pour construire un moulin.
En général, le souverain ne faisait pas directement usage de son droit. Il se contentait le plus souvent d’accorder un droit d’eau à l’un ou l’autre de ses vassaux. Disposant de ce que nous appellerions aujourd’hui une concession hydraulique, le vassal pouvait alors édifier un moulin sur un terrain lui appartenant et dans un lieu où il possédait des droits de seigneurie. Cette dernière condition n’était pas indispensable, mais elle présentait un avantage: en vertu de ses droits de commander ou d’interdire aux hommes placés sous sa juridiction, le seigneur avait le pouvoir de rendre le moulin banal, c’est-à-dire d’usage obligatoire pour la communauté du ou des villages qu’il desservait.[4]
Dans la prévôté de Moutier-Grandval, les droits de seigneurie appartenaient au prévôt et au chapitre, réfugiés à Delémont depuis la Réforme. En 1588 et 1591, le prince-évêque Christophe Blarer de Wartensee racheta ces droits au prévôt d’abord, puis au chapitre. Ces transactions rendirent le souverain temporel de la principauté seul et unique “propriétaire” du moulin de Malleray que, jusque-là et comme le prouvent des documents du XIVe siècle, il accordait en fief au prévôt et au chapitre. [5]
Carte de la Prévôté de Moutier-Grandval, vers 1770. On y distingue parfaitement au premier plan « La Mairie d’Orval », subdivisée en deux demi-mairies, de Tavannes et de Malleray. Cette dernière comprenait les villages de Pontenet, Malleray, Bévilard (formant aussi la paroisse St-Georges) et Sorvilier, rattaché à la paroisse de Court. (AAEB-B245-27C)
Dès lors, le prince-évêque put aliéner directement cette usine hydraulique aux Blanchard. Cette famille la tint en fief héréditaire avant d’en devenir à son tour propriétaire au moment de la Révolution française.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans l’ensemble de la Prévôté, le prince-évêque réalise à son profit la concentration des pouvoirs. Il espérait ainsi se donner les moyens de combattre l’influence de Berne dans la région et y restaurer la religion catholique. Les lettres de fief du moulin de Malleray sont une manifestation de cette politique, contrecarrée par les guerres extérieures, de conquête et de religion, et les cantons suisses, eux-mêmes fortement divisés sur la question confessionnelle. [6]
Le moulin de Malleray fut-il de tout temps banal ou le devint-il seulement après le rachat des droits de seigneurie par le prince-évêque au prévôt et au chapitre de Moutier-Grandval? Une requête de 1676 émanant de la communauté de Malleray incite à se poser cette question. Ce document accuse en effet le meunier Jean « Blanchard de très mal conduire le grain » et demande qu’il soit possible aux habitants de ce village « d’aller moudre où bon leur semblera », comme cela leur était permis « de toute ancienneté », prétendent-ils.[7]
Faut-il voir dans cette supplique l’ultime sursaut d’une communauté paysanne pour défendre ses droits contre la tendance absolutiste du pouvoir? ou plutôt l’expression d’une volonté d’émancipation de la part de sujets oubliant à dessein leurs devoirs et obligations? La deuxième hypothèse semble la plus plausible car en 1702, défense est faite aux « manants » de Malleray « d’aller moudre ailleurs » [8]. De même, la lettre d’inféodation de 1775 stipule formellement que le moulin est « banal envers tous les bourgeois et habitants de Malleray ».
Le caractère banal du moulin féodal obligeait, sous peine d’amende, les habitants d’une communauté, villageoise ou autre, à utiliser, à l’exclusion de toute autre, l’usine hydraulique de leur seigneur. Cette banalité, comme on appelait alors une telle contrainte, dévoile toute l’importance économique attachée à l’existence d’un moulin et le rôle essentiel du meunier sous l’Ancien Régime. La lettre d’inféodation accordée aux Blanchard ne les investissait pas seulement d’une fonction de caractère semi-officiel et de certains droits sur le moulin dont ils avaient la charge; elle les plaçait surtout à la tête d’une exploitation à laquelle le prince-évêque de Bâle – et avant lui le prévôt et le chapitre de Moutier-Grandval – avait assuré une clientèle forcée et, partant, des revenus quasiment assurés. On conçoit aisément que le risque était grand de voir les Blanchard abuser d’une situation qu’en termes modernes on qualifierait de “monopolistique”. D’ailleurs, ce monopole local fut une source permanente de conflits et de procès à Malleray. [9]
Moulin, ribe et égrugeoir
La connaissance du travail de meunerie, terme désignant aussi bien le lieu de transformation des grains que la fabrication et le commerce de la farine, permettra de mieux apprécier ce qu’il en coûtait aux paysans. Depuis 1780, date à laquelle Frédéric de Wangen accorda une quatrième roue pour l’égrugeoir, l’usine hydraulique de Malleray se composait de deux fariniers, d’une ribe et d’un égrugeoir.[10]
Comme la plupart des moulins jurassiens, celui de Malleray était probablement du système “en-dessus” [11]: par un chenal, l’eau du canal était amenée au-dessus des roues qu’elle actionnait (A). Le mouvement vertical de rotation de la roue extérieure était transmis à une roue intérieure dentée (le rouet, B) au moyen d’un axe de chêne cerclé de fer dont les extrémités métalliques reposaient sur des murs. En tournant, les dents du rouet s’engageaient dans les fuseaux de la lanterne (C). La partie supérieure de l’axe en fer, qui soutenait la lanterne (le gros fer, D), traversait la meule gisante ou dormante (E) et s’encastrait dans la meule volante ou courante (F). Au centre de cette dernière était percé l’oeillard par lequel le grain était introduit entre les deux meules.
Broyé ou écrasé, le grain produisait la mouture que la force centrifuge évacuait vers les installations de blutage. Le bluteau (G) était une sorte de long crible cylindrique et oblique auquel la lanterne transmettait un mouvement de rotation, ce qui permettait d’y séparer la mouture en son et farine.
Les fariniers moulaient le blé ou le bage [12]. Ils servaient aussi à écraser le froment, l’orge et l’avoine. L’égrugeoir, lui, consistait en une sorte de grand peigne qui permettait de séparer les graines de la balle qui les entourait et qu’on utilisait ensuite pour rembourrer les paillasses. Quant à la ribe, elle pouvait être employée à des usages divers: composée également de deux meules (l’une horizontale et l’autre « debout », perpendiculaire à la première) elle permettait d’écraser le chanvre et le lin, ainsi que les pommes sauvages dont on faisait du vinaigre.[13]
Ainsi, les différentes installations de l’usine hydraulique féodale étaient pratiquement indispensables au paysan. Elles lui servaient non seulement à moudre les grains afin de les rendre propres à la consommation des hommes et des bêtes, mais encore à transformer les fibres végétales en fils destinés à la fabrication des cordes, des habits et des draps.
Le travail du meunier consistait à contrôler le bon fonctionnement des installations de meunerie et à les entretenir. Le réglage correct de la vitesse et de la hauteur de la meule volante produisait une farine plus ou moins fine, selon le désir du client. Le meunier veillait à ce qu’il y eût toujours du grain entre les meules pour éviter les étincelles et l’incendie qu’elles n’auraient pas manqué de provoquer. Par ailleurs, il taillait deux ou trois fois par semaine les rigoles creusées dans les meules pour faciliter le moulage et l’évacuation de la mouture.
En bon état, le moulin de Malleray avait, par penal de blé, un rendement d’un demi-penal et dix écuelles de farine et de douze écuelles de son. En poids, un penal de blé produisait deux livres et demie de farine, son et paille. [14]
Sous peine d’amende…
On payait le meunier en nature. Son salaire était fixe et proportionnel à la quantité de grain que le paysan donnait à moudre. En 1771, le Règlement ou droit de mouture des meuniers de la seigneurie de Delémont, établi pour éviter et prévenir les abus, avait fixé la proportion du salaire à « une coupe par penal pour égruger » et « une autre coupe par penal pour moudre ». [15] Ce règlement prévoyait en outre un contrôle régulier des poids et mesures utilisés et des amendes sévères en cas de fraude. En augmentant les contraintes pesant sur les meuniers, le prince espérait maintenir et même augmenter le poids de sa justice dans l’exercice d’une profession vitale pour le reste de la population. En réalité, pour les paysans, ce règlement ne supprimait ni les contraintes de banalité, ni l’arbitraire, ni l’injustice que représentait le salaire du meunier. Car ce salaire était très exactement le prix à payer pour le travail de meunerie. Or, de leur point de vue, ce prix apparaissait comme extrêmement arbitraire: le rendement du moulage dépendait en effet du bon ou mauvais fonctionnement d’une usine sur laquelle ils n’avaient aucun droit, d’un entretien convenable et régulier des rouages et des meules (d’ailleurs totalement à la charge des fiéteurs), et surtout du zèle du meunier à bien ou mal “conduire” leur grain.
Avaient-ils un bon moulin et un habile meunier, le rendement en farine et en son était excellent, le prix de meunerie léger à payer! Dans le cas contraire, le prix de meunerie paraissait exorbitant aux paysans qui n’avaient d’autre ressource que d’en appeler à la justice. De leur côté, les meuniers Blanchard n’avaient pas intérêt à dépenser temps et argent pour améliorer la qualité de leurs services. Certes, ils disposaient d’une clientèle et de revenus assurés, occupaient une place enviable au sein de la communauté villageoise; mais la banalité ne limitait-elle pas leurs ambitions? Ne freinait-elle pas leurs efforts pour améliorer leurs techniques? Ne réduisait-elle pas à peu de chose leurs désirs d’expansion? A quoi bon innover, investir, si le meunier ne pouvait pas augmenter ses tarifs pour couvrir les charges supplémentaires qui découleraient de ses initiatives?
Il est intéressant de constater que les Blanchard accordèrent beaucoup d’attention, de soin, d’argent et de temps à l’amélioration de ce moulin dès qu’ils en devinrent propriétaires. En 1834, ils y adjoignirent une scierie. En 1875, Gustave Blanchard remplaça les trois anciennes roues par une seule avec un arbre de fer. Il supprima la ribe deux ans plus tard car elle ne servait plus depuis de nombreuses années et élargit sa propriété en rachetant des vergers, des jardins et une maison alentour. Son fils Albert reconstruisit à neuf le moulin en 1884 et agrandit encore le bâtiment dix ans plus tard en le surélevant. Le rez-de-chaussée et le premier étage furent occupés plusieurs années par des ateliers d’horlogerie. En 1904, ils étaient vides alors que le deuxième servait encore d’atelier de pivotage à Louis Affolter.
La scierie fut rachetée par la Société anonyme de la silice de Bürenberg, constituée de capitaux français et suisses, dans le but d’exploiter et de moudre le sable blanc extrait d’une carrière située au pied de la montagne de Moron. L’investissement en four, meules tamis fut conséquent. On inaugura les installations en grande pompe le 28 novembre 1904. Mais l’entreprise périclita rapidement faute de matière première. Elle fut mise en faillite après quelques années d’exploitation. Ses moyens d’extraction, de transport et de production, qui comprenaient notamment des hangars à démolir, 500 mètres de rail et 4 wagonnets furent vendus aux enchères sur place le 26 octobre 1909.
Plan de situation annexé à une confirmation de concession hydraulique illimitée, accordée le 24 octobre 1908 par le Conseil-exécutif du canton de Berne à Madame A. Schürch-Blanchard, à Neuchâtel, sur présentation des lettres de fief de 1654 à 1783. La force utilisable a été fixée à 7 chevaux. On peut y observer la correction du cours de la « Birse », sur lequel figure toujours une « passerelle » et surtout, dorénavant, un « barrage ». Grâce à cet obstacle artificiel, l’eau est déviée depuis le point « a » de sortie jusqu’au point « b » de retour à la rivière dans un « canal » principal qui s’allonge de « C » à « D ». Sur ses bords, se trouve la « Fabrique d’horlogerie » qui a remplacé depuis un certain temps déjà l’ancien moulin. En face, on y a aussi aménagé « 2 vannes » pour alimenter un « moulin à sable silicieux » d’où l’eau se déverse dans un canal secondaire, courant de « e » à « F ». (AAEB, Fonds Blanchard N° 13)
Conclusion en images
Le moulin de Malleray survécut encore près d’un siècle à la chute de l’Ancien Régime. Les extraordinaires cartes de l’Office fédéral de topographie (Swisstopo) permettent de situer l’emplacement du moulin à la fin du XIXe siècle et au début du suivant par rapport au développement du village, d’abord avec l’arrivée du chemin de fer en 1876-1877:
puis la correction du cours de la Birse en 1890-1893:
et enfin, en 1923-1924, la construction de la nouvelle route cantonale en direction de Pontenet, en suivant la rivière canalisée depuis le milieu du village.
L’ancien moulin devint propriété des frères Fritschi qui y installèrent leur usine au début du XXe siècle.[16]
Ce bâtiment, bien situé dès 1924 au bord de la route cantonale, disparut dans un incendie qui le ravagea complètement le 10 janvier 1975. [17] Une nouvelle usine de décolletage sera bâtie deux ans plus tard par les Frères Fritschi SA pratiquement au même endroit. Elle fut rachetée par le groupe Affolter, qui la remplaça par une nouvelle construction en 2011 pour y implanter ses activités de taillage. [18]
Les lettres de fief conservées aux archives de Porrentruy restent, avec quelques autres documents, les derniers témoins de l’existence du moulin de Malleray. Pour cela et par ce qu’elles nous apprennent sur le droit et l’économie de la société d’Ancien Régime, elles sont bien « la mémoire du peuple ».
Cyrille Gigandet
La Neuveville, novembre 2022
Bibliographie
ARCHIVES
– Archives de l’Ancien Evêché de Bâle (AAEB), Porrentruy, Fonds Blanchard
– Archives de l’ancienne commune municipale de Malleray (ACMM), aujourd’hui intégrée à celle de Valbirse.
– Archives de l’État de Berne / Staatsarchiv Bern (STAB), N° AA IV 790, 843
SOURCES ÉDITÉES
– Trouillat, Joseph: Monuments de l’ancien Evêché de Bâle (MAEB). Recueillis et publiés par ordre du Conseil-Exécutif de la République de Berne. Tome troisième. Porrentruy, V. Michel, 1858, VIII + 936 p. deux tables.
PUBLICATIONS
– Bessire, Paul-Otto, Prongué, Bernard: Histoire du Jura bernois et de l’ancien évêché de Bâle. Postface de B. P.: Le Jura de 1936 à nos jours. Moutier, Editions de la Prévôté, 1977, 395 p.
– Chèvre, André: Jacques-Christophe Blarer de Wartensee, prince-évêque de Bâle. Préface de Roger Schaffter. Delémont, Bibliothèque jurassienne, 1963, 484 p.
– Clottu, Olivier: Les anciens moulins de St-Blaise et autres engins. Saint-Blaise, 1979, 64 p.
– Frey, Charles: Histoire et chronique de Malleray. Tavannes, Imprimerie H. Kramer, 1926, 265 p., ill.
– Gigandet, Cyrille: Archives de l’ancienne commune de Malleray. Répertoire sommaire des documents anciens conservés dans un carton, série A, et contenant: 1. une série de documents et copies numérotés de 1 à 142 au crayon bleu et suivant plus ou moins l’ordre chronologique; 2. une liasse de documents et copies séparés et classés suivant l’ordre chronologique, intitulée “Correspondance et quittances des années 1706 à 1891”… [Neuchâtel], chez l’auteur, 1982.03.17, 14 pages dactylographiées.
– Gigandet, Cyrille: Vivre à Malleray au XIXe siècle. Etude d’une commune agricole d’après les témoignages laissés par quelques-uns de ses habitants: Jean-Pierre Faigaux (père et fils), Frédéric-Louis Blanchard, David-Louis Miche. Édition revue, corrigée et augmentée en 2021 du Mémoire de licence soutenu par l’auteur en 1981 à l’université de Neuchâtel sous le titre: “Les journaux particuliers des bourgeois de Malleray au XIXe siècle. Introduction à l’édition du Journal de Jean-Pierre Faigaux père”.. La Neuveville, ChronoRama Editions, 2021.06, 120 p. en format PDF
– Morel, Charles-Ferdinand: Histoire et statistique de l’ancien évêché de Bâle. Neuchâtel, Imprimerie Paul Attinger, 1959, 367 p. Rééd. de l’édition Levrault, à Strasbourg, de 1813
– Ribeaud, Alfred: Le moulin féodal. Lausanne, Payot, 1920.
– Quiquerez, Auguste: Histoire des institutions politiques, constitutionnelles et juridiques de l’Evêché de Bâle, des villes et seigneuries de cet Etat. Delémont, Imprimerie J. Boéchat, 1876, VI + 548 p.
Notes
[1] Archives de l’Ancien Evêché de Bâle (AAEB) à Porrentruy, Fonds Blanchard Nos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 11.
[2] La livre de Bâle valait 20 sols et 1 sol valait 12 deniers, soit environ 8 centimes de 1890. Un penal ou boisseau de Delémont contenait 1,8248 décalitre.
[3] 1 pied de Roi = 0,3248 m; 1 perche = 3,25 m.
[4] En ce qui concerne les problèmes juridiques que posent la propriété et l’exploitation du moulin féodal, voir Alfred Ribeaud, Le moulin féodal, Lausanne, Payot, 1920.
[5] Trouillat, Les Monuments de l’Ancien Evêché de Bâle (MAEB), livre III No 12, acte de 1300 environ qui stipule que le prévôt de Moutier-Grandval retient en fief de l’église de Bâle le moulin de Malleray. Voir aussi MAEB V, rôle des franchises du val de Delémont qui rapporte que le prévôt est «eins herren von Basel» pour «die mulli ze Malrey».
[6] Voir à ce propos Paul Otto Bessire, Histoire du Jura Bernois, Moutier, 1976 (3e édition), pp. 88-90; ainsi que André Chèvre, J.-C. Blarer de Wartensee, Bibliothèque Jurassienne, Delémont, 1963, pp. 243-250.
[7] Archives de la commune municipale de Malleray (ACMM): « Très humble requête de la communauté de Malleray » du 14 juin 1676, No 26 de l’inventaire établi par Cyrille Gigandet.
[8] ACMM, No 34 du l’inventaire Gigandet, « Copie conforme de défense » du 15 février 1702, signée de Mahler.
[9] Les archives de Malleray conservent une série de documents originaux ou de copies conformes des plaintes et des procès qui opposèrent les meuniers Blanchard à la communauté.
[10] AAEB, fonds Blanchard No 11, concession de 20 ans accordée par Frédéric de Wangen pour la construction d’une roue particulière à l’égrugeoir moyennant paiement d’un florin par an à la recette de Delémont.
[11] On trouvera la description des différents systèmes hydrauliques dans l’excellent ouvrage d’Olivier Clottu, Les anciens moulins de St-Blaise, St-Blaise, 1979.
[12] Le bage (ou boêge) était un mélange d’avoine, d’orge et de vesce. Voir Charles Ferdinand Morel, Histoire et Statistique de l’Ancien Evêché de Bâle, Strasbourg, 1813.
[13] La ribe servait aussi à écraser les fènes du foyard pour en extraire de l’huile. A-t-elle également servi à cet usage à Malleray autrefois? Nous ne pourrions le dire. Toujours est-il que Jean-Pierre Faigaux fils, dans son journal (voir à ce propos C. Gigandet, Les journaux particuliers des bourgeois de Malleray au XIXe siècle, mémoire de licence, Neuchâtel, 1981), nous dit qu’il « ribe le chanvre », « écrase les beuchins (pommes sauvages) », mais qu’il achète son huile.
[14] ACMM, « Visite du moulin de Malleray » du 2 juin 1731 faite par frère Pacifique Erard, meunier du couvent de Bellelay, après réparations faites sur l’ordre de la chancellerie de Porrentruy daté du 15 janvier 1731 et après une première visite faite les 7 et 8 décembre 1730, moment où le moulin avait été reconnu « incapable de bien moudre« . Nos 45, 46 et 47 du l’inventaire Gigandet.
[15] Le penal ou boisseau de Delémont contenait 1,8248 décalitre et la livre de Delémont pesait 0,56742 kg. La coupe ou pinte était le 1/24e du penal, soit 76 centilitres. Voir A. Quiquerez, Histoire des institutions de l’Evêché de Bâle, 1875, pp. 62-66.
[16] A ce propos, voir G. Blanchard, Notice sur le moulin de Malleray, manuscrit inédit, fonds Blanchard No 12 (AAEB), dont C. Frey s’est inspiré abondamment pour écrire son « Origine et construction du moulin de Malleray », in Histoire et Chronique de Malleray, Tavannes, Kramer, 1926, pp. 195-200. Voir aussi L’Impartial, 4.12.1904 et le Journal du Jura, 19.10.1909
[17] Chronologie jurassienne:10 janvier 1975. Incendie de la Fabrique d’horlogerie Fritschi Frères, événement cité et commentés par les journaux L’Impartial et Journal du Jura du11.01.1975. En juillet 1977, la nouvelle usine était pratiquement achevée suivant L’Impartial du 29.07.1977.
[18] Détail de la vue GoogleMaps d’octobre 2014 de l’annexe du groupe Affolter ayant remplacé l’ancienne usine Fritschi.